La première édition de Chronique de la dérive douce est parue en 1994, alors que Dany Laferrière, représentant de la classe ouvrière montréalaise, travaillait dans des usines, et ce, bien avant qu’il aiguise sa plume avec des romans plus naïfs qui sont devenus, au fil du temps, des petits joyaux de la littérature québécoise, notamment Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985), Éroshima (1987), L’Odeur du café (1991) et Le goût des jeunes filles (1992).
À l’instar de L’Énigme du retour, qui raconte le deuil du père et le retour de l’enfant du Sud dans son pays d’origine après 33 ans d’exil, Chronique de la dérive douce est un roman poétique d’une grande richesse agrémenté, çà et là, d’humour réservé, d’instants de chagrin déchirants et de métaphores éminemment bien imagées, à la différence près que celui-ci met plutôt de l’avant l’envers de la médaille, à savoir l’arrivée de l’enfant du Sud sur la terre du Nord, dans cette ville effrayante qu’est Montréal. Le choc éprouvé par le protagoniste, à savoir l’auteur lui-même, est si puissant et déconcertant, qu’il éprouve toute la misère du monde à faire face à toutes les facettes, les bonnes comme les mauvaises, qui composent une société: l’amour, le sexe, la pauvreté, le vol et la solitude.
«Chacun est muré dans son univers. J’ai quitté
une capitale de bavards invétérés pour tomber
dans une ville de mordus du silence où les gens
préfèrent regarder la télévision plutôt
que de s’adresser à leur voisin. La distance
qui les sépare semble parfois infranchissable
et cela se reflète dans cette agitation pour esquiver
le regard de l’autre».
Les lecteurs qui ont ressenti un sentiment de plénitude et de détente profondes à la lecture de L’Énigme du retour seront heureux d’apprendre que Chronique de la dérive douce est écrit sur le même canevas, c’est-à-dire, en vers, dont aucun ne comporte de rime ou de figure de style. De toute manière, une plume n’a aucunement besoin d’être savante ou d’user de rhétorique pour impressionner un lecteur, et c’est probablement cette simplicité d’esprit, voire cette économie de mots, qui font de Dany Laferrière l’un des plus grands auteurs que le Québec ait accueilli en son sein.
Évidemment, le sujet est quelque peu différent de L’Énigme du retour, lequel était plus mélancolique, plus noir et plus ardu, aussi. Ici, c’est le charme d’un jeune Haïtien puéril et naïf dans la vingtaine qui ouvre les yeux pour la première fois sur une ville immense comme un gouffre sans fond, et qui a une peur incommensurable de s’y retrouver au fond, gisant sur le sol froid et humide, d’une société dont il ignore, pour l’instant, le code de conduite.
Cet article provient du site: bible urbaine. Je l’ai trouvé tellement bien écrit et tellement en adéquation avec ce que j’avais ressenti en lisant le livre de Dany Laferrière, que je vous le propose.
Dany Laferrière est né à Port-au-Prince en 1953. Lauréat du prix Médicis en 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), il a été élu à l’Académie française en 2013. Il est l’auteur chez Grasset de Je suis un écrivain japonais (2008), de L’Art presque perdu de ne rien faire (2014), de L’enfant qui regarde (2022) et de trois romans dessinés, Autoportrait de Paris avec chat (2018), L’exil vaut le voyage (2020) et Sur la route avec Bashô (2021).
Bonne lecture
Claudia